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Emil Cioran

(1911-1995)

  

 

Emil Cioran passe pour un des grands écrivains-philosophes français. En effet, tout en gardant avec sa Roumanie natale des liens émotifs et épistolaires, il a vécu des déracinements qui l'ont par la suite empêché à jamais d'y retourner. Il est devenu Français par choix, par amour pour la langue française, par dépit aussi sans doute.
Ni poète, ni philosophe, ni sociologue, aussi secret que Michaux, son frère en « connaissance par les gouffres », aussi téméraire que Blanchot dans l'expérience suicidaire de l'écrire, c'est sur lui-même d'abord que Cioran semble expérimenter la volonté iconoclaste qui génère ses ouvrages. Né en 1911 en Roumanie, où il publie ses premiers livres, écrits en roumain (Sur les cimes du désespoir, 1934 ; Des larmes et des saints, 1937), il vient en 1937 à Paris grâce à une bourse d'études et s'y fixe définitivement. C'est en 1947 qu'il abandonne sa langue maternelle pour apporter au français, tout comme Ionesco sur le plan du verbe, une espèce de délire de la réflexion dont la première expression sera son Précis de décomposition (1949). Authentique bergsonien au terme d'études supérieures de philosophie, il se tourne ensuite vers Nietzsche auquel il reprochera bien vite de « n'avoir démoli les idoles que pour les remplacer par d'autres » et préférera Marc Aurèle voire Joseph de Maistre dont il tracera un portrait éblouissant (Essai sur la pensée réactionnaire, 1957, repris dans Exercices d'admiration, 1986, qui rassemble les textes consacrés à des écrivains).
Décapante, corrosive, maniant les figures logiques du paradoxe, du syllogisme ou de l'aporie que pour mieux exprimer l'absurdité, empruntant les ressources de la vocifération, du juron, de l'épitaphe et presque du borborygme, l'œuvre de Cioran ne s'érige que contre soi, l'humain et le monde. Se souvenant des écrits gnostiques qui disent la mauvaiseté substantielle du monde, elle s'organise comme une manière de contre-Évangile, comme un discours unanimement dévastateur qui prétend ne rien laisser réchapper.
Reste à dire que cette œuvre — et c'est peut-être là sa plus grande force —, bien loin de faire de sa propre existence une valeur ultime, rescapée du désastre général, déjoue constamment l'assertion et la thèse par le recours aux formes brèves qui n'ont pas le temps de « prendre », par le travail continu de la dérision et de l'auto-ironie, toujours plus féroce, plus acharnée à se défaire dans l'instant où elle se formule (Écartèlement, 1979 ; Aveux et anathèmes, 1987). Car « un livre qui, après avoir tout démoli, ne se démolit pas lui-même, nous aura exaspérés en vain ».
Avec les années, publiant plusieurs livres désormais tous en français, Cioran est devenu "l'aristocrate du doute", analyste lucide et agressif, philosophe marginal, critique féroce de ses contemporains. Mais en même temps, "si le scepticisme et la lucidité - donc une parole totalement libre - se trouvent au coeur de son oeuvre, celle-ci se voit transcendée, "rachetée" même, pourrait-on dire, par un style d'une perfection et d'une élégance qui ne sont pas sans rappeler ce XVIIIe siècle français des Lumières qui a toujours représenté pour lui un summum de la civilisation et en fait l'un des plus grands prosateurs, dans la lignée de Baudelaire et de Valéry.

 
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